Éloge de la Transparence

par Johan Soibinet* 2014

La scène s’ouvre sur un visage. Ce visage, on le suivra jusqu’à la fin, qui concentre le dispositif, le langage et la grâce. Puis ce visage se dédouble, et commence alors la ronde drôle et tragique des mots, du sens, des miroirs et des transparences. Ici, on ne traduit pas : on laisse voir. Derrière la langue, c’est le cœur de l’être qui bat, son essence.

La ronde nous entraîne, son rythme vif pioche dans les cultures, les échanges, les évidences et les mensonges. Tout est dit ! Et plutôt deux fois qu’une. Le « je » de MyFaceBook accouche d’un « nous », d’une rencontre et d’un partage. Çiğdem y Mirol joue avec Nestor, qui joue avec elle, et à deux elles ne sont plus qu’une : à deux, elles deviennent le livre qui se raconte lui-même. L’harmonie entre les performers habite la pièce jouée devant nous. Elles parlent, parlent, parlent, et c’est notre monde qui se dépolie derrière leurs mots : le monde serait-il une histoire de souffle ?

Une histoire de rires et de tendresse, assurément, d’écriture et de danse. Les langues dansent, les mots les suivent et leur énergie accouche d’un moment de lumière. En attendant de découvrir « Face de Bouquin », la transparence française de Çiğdem y Mirol & Nestor, n’hésitez pas à aller les voir donner corps à ce texte, donner voix à l’ego, et opérer ce dépassement des réseaux que constitue la performance ! Un grand moment du fiEstival 9.

Un instant précis dans un fondu au noir. Un visage sur le grand écran plaqué au fond du théâtre. Devant moi allait/venait de/se jouait une corporation textuelle. Je vous en dirais tant, n’est-ce pas ? Une corporation. C’est-à-dire, une mise en corps. Une incorporation ? Peut-être. Je ne pouvais pas le prévoir à ce moment-là, mais je mettais le pied dans un nouvel univers.

Avant tout, disons que c’est une affaire d’inclination. En tant que lecteur et apprenti écrivain, je me coltine le langage tous les jours – c’est un plaisir constant et une recherche infinie, pour être franc. Jusqu’à récemment, je pensais que l’écriture était une tâche personnelle, voire narcissique, un travail concentré sur lui-même et ses propres capacités de production. D’expression. De sensation. Et la traduction de ces sensations en phrases, mots, récits, toute matière première du discours.

Quelque chose qui, d’un certain coté, ne se séparait jamais du support qui le contenait. Je n’y voyais aucun problème, notez bien : j’ai toujours aimé les livres. En espérant qu’ils me le rendaient, évidemment. Parce qu’alors, je voyais le livre comme le résultat de l’écriture, quelle qu’elle soit. Un carnet, un fichier de texte, une collection de paquets de cigarettes annotés, étaient des passages vers la concrétisation attendue : la livrification. L’électrification du texte par son passage en livre, un livre qui pourrait circuler, rencontrer des lecteurs, les rencontrer vraiment, ce qui voulait dire produire quelque chose en eux, et faire de la rencontre un pont. 

La littérature comme gros œuvre de l’échange, en plus d’être un échange des œuvres. Et il me semble bien que Çiğdem s’y est collée, à la littérature comme œuvre. Une affaire d’inclination, disais-je. Géométrie de l’écriture, tout du moins lorsqu’on y penche. Il est important de noter le rapport que le corps entretient à l’acte d’écrire. Avec un peu d’attention (sans oublier une bonne dose de pratique), on peut discerner dans une langue le maintien de celui qui la porte – se souvenir que l’on porte une langue, au moins autant que l’on lance un regard ; et, dans ces histoires, l’on comprendra assez vite que c’est aussi la langue qui nous porte, nous soutient et nous projette.
Une inclination, une inclinaison, et un théâtre.

Sans le savoir, la performance que je voyais commençait déjà à m’aiguiller vers une vision renouvelée de l’acte d’écrire – ou, soyons clairs, vers une réminiscence active. Ce que je voyais, c’était un écho et une promesse. Un écho : écrire, c’est agir. Ce n’est pas seulement noircir des pages. Ces pages nous constituent autant que nous les écrivons. Le fait de se mettre en jeu, ou de se mettre en je (reconnaissons ici que cela revient au même), est de l’ordre du dévoilement autant que de la réalisation. Écrire, c’est vivre. Le langage est la matière première, le code source. Une promesse : en mettant en scène son écriture, Çiğdem m’indiquait que l’écriture est une gestation, et que cette gestation vise à intégrer le code source dans le corps textuel de n’importe lequel d’entre nous. Qu’adviendra-t-il suite à cette intégration ? Et surtout : que se produit-il durant cette mise en scène ?

Esthétique du corps à l’œuvre: 
Sur scène, les langues dansaient. Elles enregistraient le réel, dans ses variations subtiles. Performance, disait le titre. Performer : mot emprunté à l’anglais au XIXe siècle pour s’appliquer au domaine du sport, nous indique l’Académie Française. Qui es-tu, Çiğdem, pour avoir réussi à présenter le langage sous un angle que je n’avais encore jamais perçu ainsi ? Qui es-tu, pour avoir fait de l’écriture un sport ? Maintenant, je me pose la question de l’écriture quand je marche, quand je danse, quand mon corps appelle et se soumet au mouvement. La main n’agit pas seule. La voix, la langue. Le corps se fait texte, souvenir. Projection. Si les gens croisés  dans les voyages retenaient ce que j’ai été, ce seraient les archivistes, les gardiens de ma mémoire, et je serais certainement plus vivant chaque matin : j’existerais mieux. Voilà les sentiments et les pensées qui naissaient pendant la performance. Il y avait le texte, ce que je voyais, et ce que ma tête jetait pêle-mêle dans l’arène de mes représentations. Et un terme, un mot, qui traînait dans un coin d’oreille : la transparence. Nestor n’était pas la traductrice de Çiğdem, mais assurait sa transparence. Étonnant, n’est-ce pas ?

S’il y a transparence, c’est que la langue est opaque à l’origine. Çiğdem est née en Turquie. Elle parle turc, anglais, français, et certainement quelques autres langues. En tombant dans la facilité, on peut dire que c’est une citoyenne du monde. Les frontières rendent-elles le monde opaque ? S’il y a transparence, c’est que la traduction ne suffit pas. Qu’est-ce que la traduction manque que la transparence réussit pourtant ? Le choix du mot n’est pas anodin. Il semble sous-entendre que la traduction trahit, et que la transparence parvient à rendre l’honnêteté de l’être. Voilà peut-être un point de départ. L’honnêteté d’être, et la nécessité de la transmettre, de la partager. Par l’écrit, par la mise en scène, par l’offrande de cet écrit.

Le code source, c’est le langage:
J’avais cette intuition depuis longtemps, figurez-vous. La brique originelle qui agence le monde, finalement aussi constitutif du réel que notre ADN (et nous pouvons en parler longtemps ; ce que nous allons faire). Mais nous ne parlons pas tous la même langue. Essayons cette transparence. C’est-à-dire la coévolution des langues dans le même espace, celui du voyage. Même immobile, un corps écrivant voyage. Le voyage est un espace. Nous traversons un monde apparemment univoque, parce qu’il semble que ce soit la façon originelle de le comprendre. Appelons-le monde visible. Ce monde visible s’écoule à la vitesse de la vie, une collision continue dans le silence, d’une évidente nature vectorielle (hors celle du temps et de sa conscience, scindée en deux observations) – pivotons un instant de 90° depuis un axe temporel mobile, et nous sommes expédiés dans un espace contenant des axes imaginaires, aussi tangibles pourtant que les axes précédents. Se déploie alors un univers de compréhension et de possibilités neuves, à découvrir. A mettre en scène.

*Johan Soibinet, poet, editeur.